Une volute de fumée, une odeur étrange envahissant la pièce. Papa était avachi devant sa précieuse télévision, maman pleurait dans la cuisine. Lui, il était sagement assis à table. Elle était longue cette table, interminable même. Ce voile pourpre qui la recouvrait, c’était la mer rouge … il le savait ! Le garçonnet fit balancer les pieds sous la table, ferma les paupières et s’évada. Il n’était plus dans cette salle à manger terne et morose. Non, il était bien plus loin ! Sur les mers des Caraïbes naviguant vers des îles magnifiques qui lui offriraient trésors et amusement. Le soleil brillait au-dessus de sa tête à l’en faire suer à grosses gouttes. La canicule l’étouffait, Sadness sentait la tête lui tourner à cause de la chaleur insoutenable. Subitement, les flots se déchaînèrent. Le navire tanguait à gauche, à droite puis bifurquait sans qu’il n’ait touché à la barre. Naufrage imminent !

- Qu’est-ce que tu fous encore toi ?

Des phalanges qui frappent l’arrière de son crâne, une légère douleur à l’endroit où les doigts l’ont touché. Sadness haussa les épaules, se laisse glisser de sa chaise et rampe sous la table. Ici, abrité dans l’obscurité totale des lieux, il ne risque plus rien. Ici, il est au calme et au chaud. C’est comme s’il s’agissait d’une énorme bulle, personne ne viendra la briser ! Pas même cet éternel insatisfait qui l’avait mis au monde pour mieux l’assujettir par la suite. Ce tyran qui s’installait chaque jour devant sa fidèle compagne la télévision et qui passait ses soirées à ronchonner. Sadness l’identifiait à un ogre des montagnes, les plus coriaces ! Leur simple odeur pouvait vous faire tourner la tête et vous pouviez en mourir ! Mais les plus intrépides osaient se lever, braver les monstres et prendre ce courage qu’il avait en eux. Lui, il recherchait encore le sien. Mais un jour, un jour il se lèverait à son tour.

2

Un bruit sourd, un corps qui chute sur le parquet et puis plus rien. Plus jamais, plus rien pour l’éternité. Everett ne s’était pas relevé assez tôt, il n’avait pas trouvé ce courage assez vite pour échapper au pire. L’ogre avait voulu dévorer la princesse, elle s’était enfuie, elle avait hurlé en courant dans les escaliers tandis que le monstre la traquait. Quelques instants plus tard, un coup de feu avait retenti. Le gamin âgé de dix ans avait alors compris que soit la princesse était devenue reine soit le bourreau avait achevé sa besogne. Ce fut un pas léger qui descendit l’escalier, un visage déconfit et des yeux vitreux. Elle se tourna vers lui, comprit qu’elle le perdrait. C’était fini, tout était fini. Elle était partie, lui aussi d’ailleurs. Elle, pour une vie d débauche et de perdition et lui, pour l’éternel.

Les lumières bleus s’agitèrent sur les murs, des gnomes habillés de blanc et aux sourires faux vinrent lui poser des questions. Ils étaient drôles ! Avec leurs grands yeux qui tentaient de le persuader de raconter, de conter l’histoire. Pourtant, à chaque fois que Sadness essayait de le leur dire … ils soupiraient et exigeaient la vérité. Mais il la leur donnait ! Ce qu’il s’était passé était que la princesse des collines en avait eu marre de servir de souillon au troll des plaines alors, elle avait pris l’épée de son père et la lui avait planté entre les deux yeux. Qu’était-il censé dire de plus ? L’ogre avait un trou dans le front trônait encore sur le sol de l’étage supérieur et la fraîchement couronnée sanglotait sous le contrecoup du stress dans le véhicule garé dehors. Sadness finit par hausser les épaules et leur donner ce qu’ils attendaient car ils n’abandonneraient pas sinon :

- Je ne sais plus …

3

Elle avait été gentille, douce, affectueuse. Elle s’était occupée de lui quand le monde entier lui avait craché dessus. Sadness avait tout perdu, son beau château de carte s’était effondré. Coincé dans le tréfonds des douves, il avait fini par se noyer. Et finalement, une main tendue l’avait secouru. Elle était déjà âgée quand elle l’avait pris sous son aile, elle voulait l’aider, le sauver. Quelque chose chez elle brillait, elle était lumineuse. Everett ne la connaissait qu’à peine, qui connait les grands-tantes de son père ? Il avait empaqueté ses vêtements, son imagination et son courage et s’était envolé pour aller la rejoindre là où elle vivait. Au milieu des champs de blé, là où le soleil était roi. La nuit, on n’entendait rien si ce n’est le bruit des grillons. C’était beau, c’était calme. Sadness n’allait plus à l’école, il suivait des cours par correspondance et toute la journée durant, il jouait.

Mais elle disparut. Un soir, alors que les derniers rayons de soleil tardaient à disparaître au loin, Sadness rentra à la maison. Mais sa grand-tante n’était plus là, elle était partie. Commença alors la plus longue, intense et pénible période de sa vie. Un immense tunnel dans lequel il était piégé, dévoré par l’obscurité des lieux. Sadness aurait pu en mourir ! Mourir de solitude, de désespoir peut-être. Mais une fois encore, il s’évadait dans un autre monde. Un monde imaginaire, un monde meilleur, un monde où il comptait aux yeux de quelqu’un. Si bien et si fort, qu’un jour il finit par totalement s’envoler pour cet autre monde.

4

Seize ans pour la vie, seize ans depuis toujours et pour toujours. Il ne grandirait plus, il n’évoluerait plus. À Neverland, il rencontra les autres enfants perdus, ceux qui eux aussi, ne manquaient à personne. Il s’intégra parmi eux sans problèmes, s’en fit des amis et finit par devenir l’un des leurs au fil du temps. Ennuyer gentiment les indiens, agacer les pirates, voler par-dessus la crique des sirènes … voilà de quoi étaient fait ses jours. Et plus jamais, Sad ne ressentit une once de tristesse ! La douleur s’était envolée avec son ancienne vie, il respirait la joie de vivre et le bonheur. Une nouvelle ère de son existence était survenue depuis son arrivée à Neverland.